« L’Europe reste à inventer ». Une tribune de Mediapart , par Alain Coulombel
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A quelques jours du référendum britannique, Alain Coulombel, secrétaire national adjoint EELV, chargé du projet politique, épouse la position de Bernard Stiegler qui pense que l’Europe reste à inventer comme puissance d’avenir et « capacité à rompre avec un état de fait décadent, épuisé et autodestructeur ».

« L’Europe est ancienne et future à la fois. Elle a reçu son nom il y a vingt-cinq siècles et pourtant elle est encore à l’état de projet » (Jacques Le Goff)

Depuis 2008 et la crise des subprimes, le projet européen est soumis à rude épreuve. D’abord, avec la crise de la dette publique et du système bancaire européen, ensuite avec la crise des réfugiés, le tout sur fond d’une crise sociale et politique qui ne cesse de s’approfondir (chômage de masse, montée de la pauvreté, poids des inégalités, impuissance des pouvoirs publics). Aujourd’hui, aucune de ces crises n’a trouvé le début d’une réponse pérenne.

La commission européenne bricole sous la pression des lobbies et des intérêts divergents des Etats européens , la BCE inonde le marché de liquidités (politique monétaire dite non conventionnelle) alimentant de potentielles nouvelles bulles, les responsables politiques de chaque Etat restent enfermés dans des approches nationales (voire nationalistes). Pire encore, le flux continu de réfugiés venant frapper aux frontières de l’Europe, fuyant la guerre et la misère des camps, bouscule les équilibres fragiles sur lesquels l’Europe  essaie de  se construire depuis plusieurs décennies. La menace du Brexit (après celle du Grexit), le poids grandissant du groupe de Visegrad dans les décisions européennes, la montée des mouvements d’extrême droite, font craindre le pire pour la poursuite de la construction européenne.

« L’Europe aujourd’hui, indique Jean Luc Nancy, n’a pas de volonté générale parce qu’elle n’arrive pas à se donner une représentation politique de soi. » Difficile, en effet, de  reconnaître dans les décisions des différentes institutions européennes, une orientation, un projet clair, des objectifs. Notre incapacité à nous doter d’une politique commune face à l’afflux des réfugiés marque une étape supplémentaire dans le recul de l’intégration européenne et d’une certaine idée de l’Europe, de sa culture ou de ses valeurs. Pour beaucoup de  nos concitoyens, l’Europe n’a pas (plus) de projet ou ne représente qu’un espace de libre circulation des biens et des services. Elle n’est en aucun cas perçu comme un contenant fiable et positif, comme la maison commune dont on nous rebat les oreilles.

On sait pourtant toute l’importance de ces vingt-cinq siècles d’histoire européenne dans la construction de nos mentalités. L’Europe c’est une certaine idée de la Raison, de la Nature ou de la Liberté mais c’est aussi et avant tout l’Esprit critique, le doute et sa pratique.

« Qu’est-ce que l’Europe ? Une pensée qui ne se contente jamais. Sans pitié pour elle-même, elle ne cesse jamais de poursuivre deux quêtes : l’une vers le bonheur, l’autre, qui lui est plus indispensable encore, et plus chère, vers la vérité », dit Paul Hazard. Or aujourd’hui cet « objet politique non identifié » ne fait plus rêver faute d’avoir envisagé l’intégration politique avec l’intégration économique. Face à cette situation, d’un côté, celles et ceux qui continuent à se réclamer de l’Etat-nation comme modèle politique indépassable, de l’autre, les partisans d’un fédéralisme européen qui nécessiterait « une véritable conversion des volontés nationales en une volonté communautaire englobante » (Marc Abélès).

Entre les deux, la puissance de déconstruction du capitalisme et la généralisation des relations marchandes au niveau planétaire qui placent l’Europe et les Etats-nations devant leur propre impuissance : impuissance à lutter contre la règle des 3D (dérégulation, décloisonnement, désintermédiation), impuissance à se doter de règles stables quand tout converge vers l’opacité, l’anomie et la brutalité des rapports sociaux. En ce sens, l’affaiblissement du pouvoir des Etats ne s’oppose pas mais accompagne la crise du modèle européen. Avec la fin de la guerre froide et du bloc « communiste », le modèle capitaliste n’a besoin ni d’une Europe forte et intégrée,  ni d’un quelconque Etat régulateur, sinon pour qu’ils servent tous deux,  sa logique propre. C’est pourquoi, opposer l’Etat-nation à l’Europe et inversement, n’a guère de sens.

Ces deux modèles sont en crise à mesure que le capitalisme impose sa Loi (la loi de l’équivalence générale quand toutes les sphères de l’existence et du vivant sont transformées en valeur d’échange) et que la crise du sens (donc du politique) s’approfondit. A cette échelle des problèmes, l’Europe reste à inventer comme puissance d’avenir et « capacité à rompre avec un état de fait décadent, épuisé et autodestructeur » (Bernard Stiegler).

Dans l’immédiat, cependant, sa survie passe par le refus de l’Europe forteresse ou de cette logique identitaire excipée par certains Etats européens. Aujourd’hui, c’est d’ « une politique européenne de l’esprit » dont nous avons besoin, seule à même de faire face à cette crise de civilisation qui est une crise des institutions régulatrices, une crise de la politique et une crise de sens. Le chantier est immense mais il doit nous permettre de retrouver consistance et foi dans le projet d’une communauté européenne.

Alain Coulombel

Source et liens:
https://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/170616/leurope-reste-inventer-0